Sean Schermerhorn a sillonné l’Ukraine avec son argentique et son flash bon marché pendant six ans. Il vient à peine de rentrer à New-York. Je connais peu de choses de lui finalement (comme beaucoup de gens avec lesquels on est amis sur Facebook), si ce n’est qu’il est américain, la petite vingtaine, qu’il prend des photos cool et qu’il s’y connait bien en rave party tendance ex bloc soviétique. En 2013, les médias étaient en boucle sur la place Maidan. Et moi, je regardais les photos de Sean depuis mon écran, complètement fascinée par l’énergie sauvage de ces fêtes hallucinées. Des raves, il en a fait des centaines, organisé des dizaines à travers le pays sans jamais se lasser de cette transe collective, sous les ponts et dans les squats des alentours de Kiev – des baffles de plusieurs mètres, des styles magiques, des corps en sueur et des moments de rédemption, surtout. La fête n’avait jamais semblé aussi belle. Nous avons donc demandé à Sean de nous parler de l’Ukraine, de sa jeunesse et de sa scène rave. Rencontre.
Est-ce que tu peux te présenter en quelques mots ?
Je m’appelle Sean Schermerhorn. Je suis né en Californie mais ça fait quelques années maintenant, que je me suis installé à Kiev, en Ukraine. J’organise des soirées là-bas, je prends beaucoup de photos et parallèlement, je suis professeur d’anglais. Je suis reparti pour New-York récemment et en ce moment, je travaille dans un restaurant.
Pourquoi et comment as-tu commencé à te concentrer sur les nuits et la fête en Ukraine?
J’ai déménagé à Kiev à l’été 2010, je voulais changer d’air. Je n’aurais jamais imaginé rester plus de six mois ni pensé que j’allais rencontrer des gens incroyables et nourrir de vrais liens d’amitié avec eux. Je me suis fait beaucoup d’amis là-bas. J’ai même trouvé du boulot assez vite. Et comme tout jeune qui se respecte, j’ai fait la fête. Beaucoup. Après une expérience transcendantale lors d’un mix de Woo York, je me suis aperçu que je ne voulais faire que ça : la fête et des photos. Je me suis mis à mixer, j’ai organisé des soirées et je les ai toutes plus ou moins immortalisées, armé de mon appareil photo.
À quoi ressemble la scène clubbing de Kiev ?
Le premier mot ukrainien qui me vient à l’esprit pour la définir c’est ‘bomba’ ou ‘bombochka’. L’équivalent d’une bombe, en français.
Tu peux nous parler du collectif CXEMA ?
CXEMA (qu’on prononce s-hem-a’) organise différentes raves aux alentours de Kiev, dans des warehouses ou sous les ponts quand il commence à faire beau. Et surtout, CXEMA fait jouer les meilleurs Djs et producteurs locaux.
Quand est-ce que tu as commencé à documenter les raves et pourquoi ?
J’ai commencé quand l’organisateur de CXEMA, qui est aussi un ami, Slava, m’a demandé de prendre des photos de leur première soirée. Plus les soirées se sont multipliées, plus j’ai pris de photos, frénétiquement. De plus en plus de jeunes, hyper stylés ont commencé à se rendre aux raves que Slava organisait. C’était assez dingue à voir, en Ukraine. La mode se réinvente là-bas, à CXEMA. C’est même devenu de notoriété publique, « l’uniforme CXEMA » est reconnaissable entre mille : survêt, bouteille d’eau et lunettes noires. L’atmosphère y est toujours sauvage, désinhibée, insouciante. Tant que Slava me le demandait, je continuais de shooter tout ce que je voyais là-bas. C’était un honneur et un vrai plaisir, pour moi.
Qui sont tes Djs ukrainiens préférés en ce moment ?
La meilleure performance live à laquelle j’ai jamais assisté est celle de Woo York. Sans hésitation. Sinon, deux grands artistes émergents se distinguent des autres : Konakov et Wulffius. Ils sont tous les deux très talentueux, sincères, intelligents. Stanislav Tolkachev est en train de monter et il le mérite amplement. C’est l’un des producteurs ukrainiens les plus doués de sa génération. De mon côté, j’ai appris à mixer à Kiev grâce aux djs Borys, Igor Glushko, Noizar, Shakolin, Vero, Roman K, et Texcut. Tous sont excessivement brillants. Je me sens très proche d’eux et leur musique me va droit au cœur. Ils ont une énergie dingue derrière les platines. Si vous cherchez du son bien underground à Kiev, je vous conseille d’écouter leurs mix. Et de vous rendre sur la page Soundcloud de CXEMA.
La vie nocturne a-t-elle changé depuis 2013 et la Révolution Euromaïdan?
Cxema est né, inconsciemment, des conjonctures politiques et sociales qui enserraient l’Ukraine à cette époque. Pendant la révolution, dans le square Maïdan, les jeunes se battaient contre les flics pendant des heures et beaucoup devaient se dire qu’ils vivaient probablement leurs derniers jours. En tout cas, c’est comme ça que je l’ai ressenti. Pour les ravers de CXEMA, plus rien n’avait d’importance, sinon la fête. L’énergie qui s’y déployait tous les soirs était transcendantale. Il y avait quelque chose de magique, de mystique presque, dans le fait de monter les escaliers d’une friche industrielle délabrée, entendre soudain les basses, les tremblements, se perdre dans une pièce immense, peuplée de milliers de gens insouciants, en transe, comme si c’était la première fois. Si certains se sont déjà aventurés au Berghain, ils comprendront tout de suite de quoi je parle. De totale liberté. Je me revois ébahi, sautant à pieds joints dans la foule, à la fois confus et excité. Dans ces moments-là, les problèmes n’existaient plus, la souffrance disparaissait, la colère s’étiolait. CXEMA, c’est l’échappatoire de toute une jeunesse. C’est dans la techno et son énergie sauvage que les jeunes se rendent compte de leur rage et de leur révolte. Beaucoup ont critiqué les soirées CXEMA et la scène rave parce qu’il leur semblait improbable que nous puissions faire la fête dans un contexte aussi tragique. Mais la jeunesse a besoin de cette catharsis, CXEMA est la seule chose qui permet à la jeunesse ukrainienne de respirer dans une des périodes les plus sombres de l’histoire du pays.
C’est comment d’être jeune en Ukraine en 2016 ?
Si tu demandes à n’importe quel ukrainien je pense qu’il te répondrait : « c’est pourri ». Vivre là-bas n’a rien d’idyllique. La situation politique, la guerre, la crise économique rendent les choses hyper difficiles et ce n’est pas simple de vivre en Ukraine en 2016. Les gens souffrent et dépriment. Des gens disparaissent. Trouver un taff et gagner sa vie est un combat de tous les jours. La jeunesse respire lorsqu’elle oublie toute cette merde. Pour moi, comme pour beaucoup de jeunes ukrainiens je pense, l’art et la musique sont de véritables exutoires, des issues de secours.
À quoi aspire cette jeunesse ?
Je pense que la jeunesse veut juste vivre sans qu’on lui demande pourquoi. Au moment de la révolution de Maidan les Ukrainiens aspiraient à un « niveau de vie européen ». Je pense que les jeunes veulent juste une vie normale. Je pense que la jeunesse ukrainienne aspire aux mêmes choses que la jeunesse française. Ils veulent pouvoir se payer un diner au restau et poster une photo de leur assiette sur Instagram, et trouver un moyen d’exprimer leur créativité.
La culture rave y vit un second souffle. Comment l’expliques-tu ?
Un de mes potes serbes me racontait exactement la même chose en parlant de la Serbie des années 1990, alors en pleine crise politique. C’est un truc que le monde a pu observer à Berlin après la chute du mur. Je pense que Paris et Londres ont vécu la même chose. En fait, il s’agit d’une échappatoire pour des jeunesses qui tentent de s’exprimer dans des pays en crise. C’est un phénomène presque naturel compte tenu de l’état politique et économique du pays.
Depuis quelque temps, l’Europe de l’Ouest fantasme l’Est que ce soit dans la mode ou la musique. Comment l’expliques-tu ?
On entend souvent (et les gens en rient pas mal) que « Kiev est devenu le nouveau Berlin ». On peut tirer quelques parallèles entre les deux villes mais ça reste superficiel. Je pense que Kiev a dépassé Berlin en n’essayant pas de devenir une simple relique et en restant fidèle à son esprit, à son identité. Un de mes photographes est-européen préféré a dit dans une interview un jour : » Fuck Paris, Londres ou Berlin. Ces villes sont mortes et il n’y a plus rien à y photographier. » Bon, il a fini par déménager à Berlin. Je pense que chaque grande ville européenne vit un âge d’or, une renaissance et que l’Ouest est en train de s’essouffler. Tout a été fait à l’Ouest et c’est une partie de l’Europe qui a du mal à se renouveler, à proposer quelque chose d’original. C’est peut-être pour ça que l’on dit de Kiev qu’elle est le nouveau Berlin. Kiev apparaît comme un nouvel espace dans l’esprit des gens, comme Berlin après la chute du mur. Mais ce qu’il y a de plus beau à Kiev ce n’est pas la ville en soi, qui est relativement moche, mais ce sont les gens qui y vivent. Mais j’ai fini par aimer la laideur de cette ville. Ce qu’il y a d’incroyable aussi, c’est à quel point les jeunes sont connectés et la façon dont ils réinterprètent le « cool » dicté par l’ouest à leur manière, en chinant dans des frips ou en faisant leurs propres fringues. Il en résulte quelque chose de très authentique, de très ressenti, leur intention va au-delà du simple style. C’est comme si la jeunesse ukrainienne, en voulant copier et réinterpréter la mode de l’Ouest, l’avait dépassé, l’avait menée plus loin. Il se passe beaucoup de choses dans ce pays, des choses merveilleuses comme des choses tragiques. Mais du coup, on y ressent une émulation créatrice incroyable. Cette jeunesse a plein de choses à dire et j’espère que l’Ouest finira par l’écouter. Kiev est la ville la plus réaliste, la plus authentique que je connais. C’est ça le « nouvel est-européen ».
Crédits Photographie : Sean Schermerhorn and Yana Mihaylenko
Texte : Micha Barban-Dangerfield