Texte : Jean-Yves Leloup
Version longue (mais alors vraiment très longue) de l’article publié dans le magazine Tsugi de Décembre 2009.
Ignorées, méconnues ou parfois même méprisées, de nombreuses femmes ont participé depuis le début du 20e siècle à la grande aventure de la musique électronique. A l’heure où l’on redécouvre les œuvres des Britanniques Delia Derbyshire et Daphne Oram, ainsi qu’une grande partie de l’électronique primitive des années 50 à 70, voici l’histoire de quelques artistes injustement oubliées.
L’électronique, c’est une histoire de mecs. Une histoire de « knob-twiddlers », des « tripoteurs de boutons » comme disent avec ironie les anglais, afin de désigner à l’aide d’une même expression, les bricoleurs et les branleurs, les machinistes et les reclus, les inventeurs et les onanistes.
L’histoire de la musique électronique, telle qu’on la raconte encore aujourd’hui, que l’on évoque les livres consacrés au sujet ou les témoignages des artistes eux-mêmes, s’est en effet écrite sans les femmes. A croire qu’avant la fin des années 90 et la décennie 2000, aucune pionnière, aucune aventurière n’a précédé les désormais respectées Björk, Ellen Allien, AGF, Andrea Parker, Mira Calix, Miss Kittin, Chloé, Colleen et leurs consœurs qui font aujourd’hui l’actualité de la scène électronique, qu’elle soit d’inspiration dancefloor, pop ou plus volontiers expérimentale.
Pourtant, au sein de la scène anglaise, deux figures ont été récemment exhumées du passé et de l’oubli. Daphne Oram et Delia Derbyshire, les personnalités les plus créatives et les plus inspirées du BBC Radiophonic Workshop, l’atelier de création radiophonique de la célèbre station britannique, ont chacune eu droit à leurs compilations historiques et respectives, rendant hommage à leur formidable travail de recherche et d’invention, mené au cours des années 60 et 70. Néanmoins, ces deux têtes chercheuses de l’électronique préhistorique n’ont pas été les seules à expérimenter à l’aide de magnétos, de bandes magnétiques, de machines bricolées et de synthétiseurs rudimentaires. Bien d’autres femmes, toutes aussi visionnaires que leurs confrères, ont participé à cette grande aventure musicale à partir des années 1930 mais plus encore après la seconde guerre mondiale, au sein de nombreux laboratoires et studios de recherche. Certes, la musique produite là-bas peut sembler à certains bien éloignée de l’électro-pop ou de la techno que l’on connaît aujourd’hui. Mais cette folle époque témoigne indéniablement de cet esprit d’exploration qui a toujours régné sur la scène électronique depuis ses origines.
C’est cette époque oubliée, pour ne pas dire ignorée, que nous vous invitons à découvrir ici.
Deux éclaireuses : Ada Lovelace et Johanna Beyer
L’une des grandes difficultés dont ont souffert, et souffrent encore, certaines femmes, c’est l’absence, ou plutôt l’ignorance, de modèles ou d’éclaireuses, qui guideraient leurs premiers pas dans l’univers si souvent techniciste et masculin des arts et des sciences. Alors s’il faut trouver deux marraines à ces aventurières du son et des techniques, Ada Lovelace et Johanna Beyer semblent incarner des figures idéales dont pourraient se revendiquer les artistes actuelles.
Augusta ‘Ada’ King (1815-1852), comtesse de Lovelace, passionnée de mathématique et fille du célèbre poète romantique Lord Byron, est en effet considérée comme l’auteure du premier programme informatique (le langage Ada a d’ailleurs été baptisé en son honneur). Cette « analyste et métaphysicienne », comme elle aimait à se désigner, développa, au cours des années 1842 et 43, les recherches du scientifique anglais disparu, Charles Babbage, consacrées à une future machine analytique (« The Analytical Engine »), première ébauche des calculateurs qui verront le jour plus d’un siècle plus tard, au début de l’épopée de l’informatique. Saisissant le plein potentiel de l’ordinateur, Lady Byron avait d’ailleurs imaginé dans son mémoire que sa machine soit « capable de composer des pièces musicales d’une valeur et d’une complexité sans limite », annonçant ainsi, avec plus d’un siècle d’avance, l’avènement des logiciels de musique assistée par ordinateur.
Mais, s’il est une pionnière de musique moderne et synthétique, c’est indéniablement Johanna Magdalena Beyer (1888-1944), qui peut se prévaloir d’un tel statut. Sa pièce de 1938, « Music Of The Spheres », est la première composition connue, signée par une femme, pour instruments acoustiques et électroniques. Cet artiste née allemande, émigrée au Etats-Unis, fût une disciple de Charles Seeger et Henry Cowell, compositeurs avant-gardistes des années 20 désignés comme « ultramodernes ». Elle pris notamment une part active à leur cercle du « Composer’s Forum », malgré la difficulté pour une femme de faire face au sexisme de l’époque, celui des artistes comme du public, pour qui modernité et féminité (synonymes de sensibilité rétrograde et romantique) étaient considérés comme inconciliables. C’est la raison pour laquelle, elle choisit parfois de signer ses œuvres de ses initiales J.M. Beyer, afin d’encourager les auditeurs à se concentrer sur sa musique, et de faire oublier sa condition féminine. Malgré ces difficultés, elle fût tout de même soutenue par John Cage, père spirituel d’une grande partie des avant-gardes musicales du 20e siècle, qui interpréta par exemple certaines de ses pièces en concert. Cet autre pionnier de l’électronique et du collage sonore avait vu juste. Johanna Beyer est en effet désormais considérée par certains, grâce à sa science aigüe de la percussion, du contrepoint et de la dissonance, comme une marraine du mouvement minimaliste américain qui prendra son essor dans les années 60 puis 70.
C’est d’ailleurs en 1977, à une époque où le féminisme influence profondément les arts et les avant-gardes, que l’on commence à découvrir son travail, largement ignoré de son vivant. « Music Of The Spheres », jamais enregistré auparavant, paraît pour la première fois sur une compilation historique, « New Music for Electronic & Recorded Media : Women in Electronic Music ». Interprétée par l’Electric Weasel Ensemble, où figurent notamment le producteur du disque, Charles Amirkhanian et Donald Buchla, pionnier du synthétiseur, la pièce de Beyer prend ici toute son ampleur, débutant par une forme de rugissement, suivi de variations électroniques aux timbres éthérés, dissonants ou planants, dont la puissance évocatrice impose définitivement Beyer parmi les compositeurs les plus inspirés de son époque. Cependant, notre aïeule électronique n’est pas la seule à figurer sur cette compilation mythique et militante. A ses côtés, on retrouve trois autres artistes, toutes aussi capitales dans l’histoire du genre : Pauline Oliveros, Laurie Spiegel et la plus célèbre, Laurie Anderson (dont c’est ici la première sortie sur disque) qui, chacune d’elles, témoignent de l’invention de la production américaine de l’époque.
Faire corps avec ses machines
Si la France ou l’Allemagne ont joué un rôle capital dans la naissance et l’évolution de la musique électronique, les femmes y ont rarement été associées. C’est en effet plutôt sur le nouveau continent qu’elles ont pu parfois trouver une place, des financements pour leurs recherches, ou plus simplement un public pour les écouter. Dès les années 30, Clara Rockmore, interprète virtuose du Theremin, contribue ainsi largement à faire connaître les sons irréels et rêveurs du tout premier des instruments électroniques, au cours de nombreuses tournées passant notamment par la Californie. Cependant, c’est une vingtaine d’année plus tard que le grand public va réellement découvrir la richesse inouïe et l’étrange tonalité des sons synthétique, grâce à la bande originale de Planète Interdite, classique des classiques de la science-fiction, mis en musique par le couple Louis et Bebe Barron (1920-1989 ; 1925-2008). Hollywood, depuis toujours friand d’innovations technologiques, offre alors en 1956 à ce couple d’inventeurs fous venus de l’avant-garde, de mettre en musique ce film de Fred Wilcox, dans lequel l’équipe d’un vaisseau spatial découvre une planète dont le peuple, les Krells, ont disparu depuis des siècles, laissant derrière eux les traces d’une technologie des plus sophistiquées. Les époux Barron conçoivent alors, à l’aide de bidouillages et de circuits électroniques, une bande-son étrange et menaçante, à mi-chemin entre musique, atmosphère et design sonore, qui incarne à merveille la mémoire et les innovations de cette civilisation perdue.
Si Louis et Bebe Barron sont capables de composer et créer une bande-son aussi futuriste, c’est qu’ils disposent de leur propre studio, voire du tout premier studio électronique indépendant américain, qu’ils ont monté dans leur appartement de Greenwich Village dès 1948. Ayant réussi à mettre la main sur deux des premiers magnétophones importés outre-Atlantique, ils conçoivent par ailleurs leur propres hauts-parleurs, oscillateurs, filtres et réverb, qu’ils mettent ainsi au service de leurs confrères musiciens et cinéastes expérimentaux (John Cage, Morton Feldman, David Tudor, Maya Deren), mais aussi à destination du cinéma et de la publicité. Auteurs en 1950 de Heavenly Menagerie, considérée comme la première composition électronique américaine réalisée sur bande magnétique, le couple utilise alors un système complexe de circuits afin de créer et générer leurs propres sons. Interviewée par Eric Chasalow en 1977, Bebe Barron se souvient ainsi avec ferveur et émotion de cette époque de recherche et d’invention : « Afin de produire et composer notre musique, nous avions conçu toute une série de circuits électroniques, inspirés par les recherches du mathématicien Norbert Wiener sur la cybernétique. Ces circuits produisaient une activité sonore infinie, amplifiée puis enregistrée sur magnétophone, que l’on travaillait par la suite grâce à un patient labeur de montage et de manipulation de la bande magnétique. Nous travaillions alors en symbiose avec nos machines, nous ne faisions qu’un avec ces circuits comme un quatuor à cordes faisant corps avec ses instruments. Mais ce qui était fascinant, c’était que les sons générés par ces circuits conçus à partir d’équations mathématiques, semblaient posséder une vie propre. Nous n’avions aucun contrôle véritable sur leur genèse. Nous utilisions de façon telle quelle, le déploiement, la floraison de timbres et de sons obtenus par ce principe technique. Les théories de l’information, le concept d’entropie, les motifs du hasard et de la probabilité, étaient les seules règles avec lesquelles nous pouvions jouer pour tenter d’en contrôler la forme. Les émotions qui semblaient émerger de ces circuits, possédaient un caractère à la fois charmeur et monstrueux, qui n’était pas sans évoquer l’idée du voyage spatio-temporel. C’était quelque chose de très fort et de totalement fascinant. Chaque circuit que nous avions construit possédaient ainsi sa propre vie, son propre rendu, son propre caractère. Une fois que ces sons étaient morts, qu’ils avaient disparu, nous étions incapables de les reproduire à l’identique. Nous ne pouvions et ne voulions rien contrôler d’ailleurs. Nous expérimentions avec une forme d’innocence et d’émerveillement mêlés. Une fois les circuits construits, nous nous asseyions et nous assistions, bouche bée, à leur naissance. Nous étions dans un état particulièrement réceptif, éveillé, à l’image d’un enfant faisant ses premiers pas dans le monde, les oreilles et les yeux grand ouverts. Par la suite, grâce à son impact, cette bande originale a posé les bases de nombreux autres films de science-fiction. Je me souviens qu’une journaliste de Vogue avait évoqué à quel point cette musique semblait correspondre au son de ses propres rêves. Elle avait sans doute trouvé là, dans ces sons électroniques, comme beaucoup d’autres spectateurs du film, une forme d’universalité ».
Dans le secret des laboratoires de recherche
Révélés par Hollywood, Bebe Barron et son époux, Louis, incarnent cependant la musique d’inspiration expérimentale, typique de l’après-guerre. Avant que l’électronique ne pénètre quelques décennies plus tard l’univers de la pop, cette pratique restera en effet longtemps cantonnée dans le champs de la recherche et de la musique contemporaine, dont les laboratoires financés par les universités et les studios abrités par de grandes compagnies, restent alors réservés à une élite d’ingénieurs et d’artistes issus des avant-gardes.
C’est au sein de petites unités de production, où l’entraide et le système D se mêlent à la volonté de faire table rase de la tradition, que l’on expérimente la musique de demain, à l’image du San Francisco Tape Music Center, dirigé un temps par Pauline Oliveros (née en 1932). Femme à la fois douce et engagée, artiste radicale et obstinée, militante homosexuelle enfin, elle est à l’image de nombreuses autres musiciennes qui ont réussi à s’imposer à la même époque dans l’univers masculin de la technique et de la modernité. Elle mène en effet de front, une réflexion féministe (elle est l’auteur du manifeste « And Don’t Call Them ‘Lady’ Composers », littéralement « Ne les appelez plus femmes compositeurs ») doublé d’un activisme en matière d’innovation technologique et de production musicale. Le centre qu’elle fonde en 1963 aux côtés de Ramon Sender et Morton Subotnick, consacré à ce que l’on nomme alors aux Etats-Unis, la tape music (la « musique pour bandes », autre nom pour les expériences menées en électronique), accueille ainsi des compositeurs prestigieux comme Terry Riley ou Luciano Berio, tout en restant ouvert aux jeunes musiciens du quartier ou à tous ceux qui souhaiteraient se confronter à l’usage des premiers magnétos et synthétiseurs.
En parallèle aux activités de son Tape Music Center, Oliveros débute à partir de 1961 un travail résolument personnel. En 1965, avec « Bye Bye Butterfly », elle détourne un fragment de l’Aria de l’opéra « Mrs Butterfly », annonçant avec deux décennies d’avance, l’esthétique du sampling et de l’emprunt, aujourd’hui si courante. En 66, son très radical « A Little Noise In The System», n’est pas sans évoquer tout le courant « noise » à venir, celui des New-yorkais du Velvet Underground ou de Sonic Youth (grands fans d’Oliveros), comme celui des bruitistes de la musique industrielle des années 80. Au cours des années 70, ses concerts s’enrichissent d’une dimension visuelle encore assez rare pour l’époque, tout en privilégiant un son dense et puissant, mettant parfois à rude épreuve les sens du spectateur. Elle développe par la suite les concepts de « Deep Listening » (une « écoute profonde et attentive ») et de « Sonic Meditation », dont l’esthétique immersive plonge ses auditeurs dans un état mêlé de concentration et d’abandon. Souvent armée de son accordéon électronique trafiqué, les concerts qu’elle donne encore aujourd’hui, constituent une occasion unique de se confronter à une conception toujours aussi radicale de l’électronique.
Parallèlement au cercle réuni autour de Pauline Oliveros, c’est à New York, sur le campus de l’université de Columbia-Princeton, au sein du Tape Music Center créé en 1951, rebaptisé en 59 Electronic studio, que toute une génération de musiciens va faire ses premières armes. Il s’agit alors, pour ses fondateurs, Otto Luenning et Vladimir Ussachevsky, compositeurs et grands pionniers en matière d’innovation technologique, de créer un environnement propice à la recherche, sans nécessité commerciale, où peuvent collaborer acousticiens, ingénieurs et artistes. De nombreux compositeurs, venus des quatre coins du monde, participent ainsi à l’aventure, parmi lesquels Luciano Berio, Edgar Varèse, le Japonais plus méconnu, Mishiko Toyama, ainsi que Pauline Oliveros. Mais c’est véritablement à partir des années 60 qu’une petite poignée de musiciennes peut enfin s’essayer aux techniques du collage sur bande magnétique, à l’usage des oscillateurs ainsi qu’à la manipulation du RCA Music Synthesizer, qui leur permet d’élaborer quelques premières ébauches (encore très primaires) de sampling.
Parmi elles, Alice Shields (née en 1943) s’illustre dès la fin des sixties grâce à sa maîtrise technique, tout comme à son talent de Soprano. En 1968, sur « Study For Voice And Tape », elle mêle à sa voix les sons éthérés du synthétiseur analogique Buchla, ainsi qu’une série de boucles, de feedbacks et de variations stéréo, qui confèrent à ce titre pionnier, une tonalité unique et plutôt délirante, quelque part entre « Carmen » et « Planète Interdite ». « Il y avait à l’époque peu de compositrices électroniques, voire très peu de compositrices tout court » se souvient ainsi avec émotion l’Américaine qui, encore aujourd’hui, poursuit ses recherches au confluent de l’électronique et de l’opéra. « En fait, il n’y avait que moi, Pril Smiley et Daria Semegen qui travaillions au studio de Princeton. Et parfois Kathleen St. John, l’une des très rares étudiantes à avoir tenté l’expérience . Auparavant, j’avais vécu une expérience totalement déprimante au département musique de l’université, situé alors sur la 116e rue. Les rares filles qui étudiaient la musique s’initiaient à la musicologie. J’étais alors la seule à avoir intégré la section « composition ». Entourée d’hommes, j’avais l’impression d’être une anomalie, une ombre même, puisque très peu de mes confrères m’adressaient la parole. J’étais pourtant une compositrice active, intellectuellement armée. Mais au lieu de me considérer comme une collègue, comme l’une des leurs, le « boy’s club » du département semblait me voir comme une menace, refusant tout contact avec moi. En contraste avec cette atmosphère moribonde, il régnait dans le studio situé sur la 125e rue, une chaleur accueillante et une incroyable énergie, ceci grâce à la personnalité de Vladimir Ussachevsky, son fondateur. J’étais rapidement devenu l’assistante de ce grand pionnier de l’électronique, pour finir par gravir peu à peu les échelons, et obtenir le poste de directrice associée du studio, aux côtés de Pril Smiley, pendant plus de vingt ans. Vladimir n’avait aucunement peur des femmes. Les étudiants comme les étudiantes l’ont toujours adoré pour son enthousiasme et les nombreux encouragements qu’il leur prodiguait. C’est grâce à une personnalité aussi ouverte que lui, que les femmes ont eu enfin accès, à la fin des années 60, à ces machines ».
Redécouvrir Laurie Spiegel
Cependant, parmi toutes les femmes qui ont fréquenté les studios au cours des années 60 et 70, c’est sans doute Laurie Spiegel qui gagne aujourd’hui le plus à être redécouverte (on vous passe Suzanne Ciani, autre pionnière qui a elle choisi la voix de la pub et d’un new age sirupeux). Spiegel donc, menant ses recherches au sein du laboratoire de la compagnie de télécom, Bell, est l’auteure dès 73 d’un titre magnifique, « Appalachian Grove », conjuguant sérénité et fluidité, que l’on retrouve sur la mythique compilation « Electronic Music For Recorded Media ». « C’est la première composition que j’ai réalisé à l’aide d’un ordinateur » rappelle-t-elle ainsi dans le livret de la compilation « Ohm », dédiée à ces recherches pionnières. « J’étais alors très frustrée par les technologies un peu primaires que nous utilisions dans les studios. D’un côté, l’écriture classique de la musique me semblait totalement déconnectée de la réalité des sons de l’époque, et de l’autre, les synthétiseurs analogiques me semblaient manquer de mémoire, de précision et de contrôle. La musique savante, sérielle et atonale, d’inspiration européenne, dominait encore la musique contemporaine, mais beaucoup d’entre nous, musiciens new-yorkais, tentions de nous en extraire pour explorer ou redécouvrir le rythme, la répétition, les harmonies ». Rien d’étonnant donc à ce que plus de trente ans plus tard, les Allemands de Âme, passionnés par l’histoire de l’électronique et du minimalisme, rendent hommage à cette pionnière méconnue, en ouverture de leur CD mixé, « Âme…Mixing ». « Drums », autre composition de 1975 signée Spiegel, pourrait d’ailleurs tout aussi bien trouver sa place dans le cœur des auditeurs actuels. Cette pièce pour percussions, toute en décalages et en delay, possède en effet une grande puissance hypnotique, propre à séduire les amateurs actuels de groove et d’électronique.
Fait marquant, la plupart de ces artistes sont, au cours de ces années de studio, profondément impliquées dans le développement de leurs propres instruments, encore au stade expérimental. Laurie Spiegel est ainsi à la fois musicienne et programmatrice, et doit parfois passer de longues nuits dans son labo, pour ne pouvoir composer et enregistrer qu’une simple pièce de quelques minutes, à l’image de son « Concerto Generator » de 1977, qui lui est commandé pour les cinquante ans du cinéma parlant. « Les ordinateurs de l’époque nous poussaient à faire beaucoup de compromis avec nos exigences. En passant des synthés aux ordis, j’avais ainsi dû abandonner toute la richesse et l’expressivité des timbres, toute la subtilité offerte par les machines analogiques. Mais il était à l’époque tellement neuf et excitant d’utiliser ces technologies, que l’on finissait par oublier ce type de problèmes. Le fait de coder une composition, un processus logique en langage informatique Fortran, et par la suite d’écouter et de contrôler la forme de cette musique à l’aide de l’ordinateur possédait un aspect fascinant ». Mais ce qui est plus passionnant encore, c’est de réaliser qu’une artiste comme Laurie Spiegel soit parvenue à exprimer un réel talent de compositrice au-delà de ce simple exploit technologique (un fait assez rare pour l’électronique de cette époque). En écoutant des pièces comme « Sediment », « Swells » ou « Immersion », une forme de pureté et de radicalisme semble émerger de ces quelques minutes de sons synthétiques qui ont demandé des heures et des heures de calculs à des machines aujourd’hui totalement désuètes.
O Supergirl
Toutefois, si le travail de ces artistes de laboratoire témoigne de l’atmosphère utopique et visionnaire des années 60 et 70, la plupart d’entre eux peinent à faire partager leurs innovations. Plutôt que de tenter de s’ouvrir à la pop de l’époque, ils préfèrent plus souvent se tourner vers la forme de l’opéra, de l’étude ou du concerto, lorsqu’ils ne lorgnent pas vers les arts plastiques, l’installation sonore, le happening et la performance, loin des expériences du psychédélisme, du prog rock ou du kraut rock, qui séduit alors une grande partie de la jeunesse.
Il est pourtant une femme, et une seule femme, Laurie Anderson, qui réussit à faire le lien entre le secret des laboratoires et les playlists de la bande FM.
A l’image de Spiegel, Anderson est originaire de cette école new-yorkaise et avant-gardiste qui tente de reconquérir le rythme et la tonalité, après des décennies de dictature savante et sérielle. Et comme ses consœurs, sa première apparition sur disque a lieu en 77 sur cette compile décidément historique, « New Music For Recorded Media ». Mais contrairement à cette poignée d’innovatrices qui l’ont précédé, Anderson va parvenir à toucher un plus large public, grâce à des performances particulièrement émouvantes et des spectacles audiovisuels qui révèlent un sens très rare de la narration et de la mise en scène. Dotée d’une voix douce et hypnotique, qui fait beaucoup pour son succès, elle s’accompagne sur scène de synthés onduleux et d’effets électroniques, qui apportent une finesse et une invention technologique plutôt inédite pour la pop de l’époque. Et c’est sur son premier album Big Science, qui témoigne parfaitement de cette inspiration à la fois pop et avant-gardiste, que la new-yorkaise va connaître au début des années 80 un succès inespéré, grâce à son célèbre, « O Superman », chef d’œuvre inégalé d’électro-pop aliénée. En quelque sorte, Anderson peut être à ce titre considérée comme la dernière représentante de cette longue lignée de pionnières américaines avant l’invasion par l’électronique de la culture de masse des 80’s. Elle est l’une des rares, sinon la seule artiste, à avoir réussi à donner une forme intime, humaniste, parfois pop, parfois théâtrale, en tout cas sensible, aux recherches des ses consœurs qui ont œuvré avant elle pendant deux décennies, dans le secret des studios et des laboratoires. Sa venue en mars 2010 pour un nouveau spectacle à la Cité de la Musique, devrait à ce titre à nouveau démontrer le talent encore intact de la sexagénaire.
Electro-Beeb
Quelques années plus tôt, en Angleterre, les douces illuminées du BBC Radiophonic Workshop, parviennent elles aussi à mixer innovation sonore et culture pop. Fondé en 1958 à l’image du Groupe de Recherche Musicale de Pierre Schaeffer (GRM), cet atelier de création radiophonique va contrairement à son homologue français, plus volontiers expérimental, se concentrer sur l’illustration sonore de dramatiques radio, de reportages ou de séries télévisées. Jusqu’en 1998, date de la fermeture du labo, plusieurs générations d’auditeurs britanniques sont initiés aux sons inouïs de l’électronique. Bercés par les folles inventions de l’équipe du Workshop, le grand public découvre ainsi le génial générique de « Dr Who », signé par la plus célèbre résidente de l’atelier, Delia Derbyshire, de nombreux jingles poétiques, pas mal de bruitages futuristes ainsi que quelques émissions plus ambitieuses qui tentent alors d’explorer les territoires vierges de l’art radiophonique. Sans afficher la même ambition, la même volonté d’innovation ni la même rigueur formelle que les studios américains, français ou allemands qui ont fait la grande histoire de la musique expérimentale de l’après-guerre, le labo de la BBC n’en signe pas moins quelques petits chef d’œuvres qui sont aujourd’hui régulièrement réédités par la grande maison elle-même, ou certains labels indépendants comme Trunk ou Paradigm, spécialisés dans les sonorités vintage et ce que l’on nomme la library music (la musique d’illustration).
Cependant, ce qui distingue plus encore la structure britannique des studios européens de la même époque, où officient des maîtres comme Karl-Heinz Stockhausen, Pierre Henry ou Luciano Berio, ce sont ses productrices et ses personnalités féminines. Ce sont en effet une poignée de jeunes femmes inspirées, qui apportent leur sensibilité et leur invention aux meilleures œuvres conçues à l’atelier de la Beeb (le petit nom de la BBC). Daphne Oram (1925-2003) qui, depuis 1942, a largement milité pour la création de l’atelier, en est la représentante la plus talentueuse, et paradoxalement la moins connue, sans doute parce qu’elle a rapidement quitté l’antenne de la BBC pour fonder son propre studio de recherche. Là, échappant aux règlements parfois bureaucratiques de la BBC et décidée à ne pas se borner à illustrer le travail des autres, Oram travaille sans relâche à l’élaboration de sa propre machine, nommée Oramics, qui lui permet d’écrire ou de dessiner le son, grâce à un ingénieux système photo-électrique. Ce sont d’ailleurs ses compositions que l’on dirait hantées par les fantômes d’une technologie perdue, que l’on retrouve sur la très belle compilation Oramics, récemment rééditée suite à son petit succès auprès des amateurs de préhistoire électro.
Si, jusqu’en 2007, date de la première édition de Oramics, son travail est longtemps resté ignoré, sa comparse Delia Derbyshire (1937-2001)a connu une plus riche carrière, grâce à ses centaines de jingles en forme de mini-tracks qui font toujours le bonheur des collectionneurs, mais plus encore grâce à son album cultissime et disons psychédélique, An Electric Storm, signé aux côtés de David Vorhaus, sous le nom de White Noise. En 69, à l’heure du folk psychédélique et des premiers voyages acides de Syd Barret, Derbyshire fait imploser le genre grâce à ce disque unique, qui compresse la pop et les inventions de la musique concrète, évoque les Beatles de Sergent Pepper, les comptines enfantines et la science-fiction tendance Planète Interdite. C’est simple, à son écoute, des artistes comme Stereolab ou Broadcast ne s’en sont jamais remis !
Enfin, sur la lancée d’Oram et Derbyshire, un dernier trio de jeunes femmes inspirées, apporteront elles aussi leur créativité à l’atelier. Maddalena Fagandini est ainsi connue pour avoir co-signé en 62 avec le futur producteur des Beatles, George Martin, « Time Beat/ Waltz In Space » un single électro-pop plutôt enchanteur, malgré sa technologie rudimentaire. Quant à Elizabeth Parker et Glynis Jones, qui s’illustrent à partir de la fin des années 70, leur sensibilité dans l’approche des sons et des émotions surclassent souvent les techniques de leurs confrères de la BBC comme Ron Grainer, Paddy Kingsland ou Richard Attree.
French touch 60’s
Et en France, me direz-vous ? Le pays de Sheila et de Brigitte Fontaine ne semble pas toujours avoir facilité les carrières des musiciennes qui ont parfois tenté leur chance au sein des studios de recherche, notamment au GRM, plaque tournante de l’innovation sonore au cours des années 50 et 60. « Il y a eu tout de même quelques personnalités féminines qui, dès l’après-guerre, ont côtoyé Pierre Schaeffer » (le fondateur et gourou de ce laboratoire expérimental rattaché à la Radio Télédiffusion française), rappelle ainsi Christian Zanési, aujourd’hui directeur adjoint de l’INA-GRM. « Je pense par exemple à Mireille Chamass-Kyrou, qui a fait un passage éclair là-bas et à Monique Rollin, une musicologue. Schaeffer était en effet à l’époque obsédé par la partition et la notation et restait très attaché à valider ses méthodes auprès de professionnels. Mais celle qui a développé une véritable carrière, la tout première, c’est Beatriz Ferreyra, qui débarque d’Argentine en 1961 à l’âge de 16 ans et entre au GRM deux ans plus tard pour travailler aux côtés de Schaeffer autour de son « Solfège de l’objet sonore » jusqu’en 70. Il s’agissait à l’époque de sortir des exemples, de valider, par le son et la pratique, son solfège. Elle n’était alors âgé que de 23 ans, et il fallait une sacré personnalité pour oser une telle démarche et se faire une place dans cet univers ».
A partir des années 60, ce sont en effet deux artistes qui vont réussir à imposer leur marque au sein de la scène musicale française. Beatriz Ferreyra donc (née en 1937) et Eliane Radigue (née en 1932), qui possèdent toutes deux une force de caractère et une œuvre qui par leur puissance et leur radicalité, forcent le respect de leurs confrères. Hors de son travail pour Schaefer, Ferreyra prendra son envol grâce à des pièces comme « Demeures Aquatiques » (1967), « Siesta Blanca » (1972) ou plus tard « La rivières des oiseaux » (1998), aux atmosphères intenses et à la beauté contemplative. Eliane Radigue, passera elle plus brièvement par le GRM, assistera notamment Pierre Henry, avant de rejoindre Laurie Spiegel à l’université de New York, où elles s’exerceront toutes deux sur le synthétiseur Buchla. Comparé à Ferreyra, Radigue se veut plus radicale, privilégiant à l’aide de son système modulaire Arp 2005, son instrument fétiche, un minimalisme exacerbé, lorgnant vers le mysticisme et la métaphysique, notamment inspiré par sa pratique du bouddhisme, et exigeant de la part de ses auditeurs une écoute et une immersion totale. A 78 ans passés, elle est d’ailleurs toujours active et a même rejoint les Lappetites. Ce groupe qui rassemble désormais différentes musiciennes électroniques et artistes sonores comme Kaffe Matthews, Ryoko Kuwajima, Blanca Regina Perez-Bustamante et Antye Greie (AGF) est sans doute l’une des rares formations actuelles qui tente de prolonger cette héritage des pionnières, à l’ère du numérique et du laptop. AGF témoigne d’ailleurs avec ferveur de sa rencontre avec Radigue, pour laquelle elle a interprété avec The Lappetites, « Elemental II », œuvre sonore, construite à partir de drones tour-à-tour aériens, terriens et liquides. « J’admire beaucoup son courage d’avoir travaillé à une époque où il était si difficile pour une jeune femme de s’imposer. Mais j’admire plus encore son travail, son attention extrême aux choses et au moindre détail. Elle est très exigeante, très sensible à la perception et à la diffusion de la musique. Elle nous a beaucoup encouragé et, pour ma part, j’ai beaucoup milité pour qu’elle obtienne le Prix Ars Electronica (le prix majeur en matière de musique électronique, NDR)en 2006 pour sa pièce « L’île Ré-sonante ». Cette rencontre représente beaucoup pour moi, car nous, les femmes artistes, n’avons eu que très peu de modèles issus du passé, et il a pu parfois être difficile de nous situer dans l’histoire des arts et de la musique ».
Malgré une forte personnalité, on imagine en effet qu’il n’a pas dû être toujours facile pour ces jeunes femmes des années 50 et 60 de s’intégrer au sein de l’univers du GRM, décrit par certaines comme un « combat de coq », dominé par un groupe d’artistes visionnaires (Schaeffer donc, mais aussi Pierre Henry, Luc Ferrari ou Bernard Parmegianni) volontiers dominants ou parfois séducteurs. « Plus simplement », rappelle Zanési, « le GRM de l’époque était à l’image de la société française et du monde des arts, dans lequel peu de femmes avaient accès aux moyens de production et peinaient à trouver leur place. Cela a toujours été le cas dans la musique instrumentale et ce, depuis des siècles. Le GRM n’a donc pas dérogé à la règle. Cela étant, c’est à partir de 1968, avec l’ouverture de la classe de musique concrète au conservatoire de Paris, que des jeunes femmes ont pu enfin bénéficier de ce type d’enseignement et de recherche. Allié à l’évolution des mœurs, des compositrices comme Michèle Bokanowski, Elzbieta Sikora ou la Québécoise Micheline Coulombe Saint-Marcoux, ont pu bénéficier de cet enseignement et de cette formation, développer enfin leur propre univers et mener une carrière plutôt riche à partir des années 70 ».
Un héritage oublié
Pourtant, aussi héroïques que puissent avoir été ces recherches menées dans les années 50 à 70, l’influence de ces pionnières sera quasi négligeable au cours des deux décennies suivantes, à l’heure la musique électronique quitte le domaine de l’expérimentation, de la musique concrète et des aventures de laboratoire, pour se fondre au sein de la new wave, de la pop synthétique, voire de la house et de la techno. Nombre de ces musiques, d’inspiration expérimentale ou électro-acoustique, paraissent alors désuètes ou carrément ringardes, pour de jeunes artistes qui ont grandi dans l’imaginaire du rock ou du punk. A part quelques rares figures comme Anne Dudley, membre de Art Of Noise, Cosey Fanni Tutti (et le duo qu’elle forme avec son compagnon, Chris Carter après la dissolution de Throbbing Gristle), peu de femmes tentent l’aventure électronique. Dans le domaine de la dance-music et du Djing, que l’on évoque l’aventure du disco, les débuts du hip hop, puis de la house et de la techno, l’histoire de cette musique s’écrira longtemps au masculin, avant que quelques jeunes DJ ne tente de se lancer dans le bain vers le milieu des années 90, suivies par toute une génération de productrices au tournant de la décennie 2000.
Mais il reste sans doute une dernière grande oubliée dans l’histoire de l’électronique. Au sein de la dance-music, on a en effet coutume d’énumérer les figures qui ont marqué l’émergence de la techno de Detroit, en citant les grands pionniers (Juan Atkins, Derrick May, Kevin Saunderson) et ceux qui les ont suivi quelques courtes années plus tard (Carl Craig, Mad Mike, Jeff Mills…), tout en omettant toujours la personnalité frondeuse et charismatique de Kelli Hand. Respectée par ses pairs masculins, elle semble tout de même largement méconnue aujourd’hui, malgré deux albums pour Studio K7, des dizaines de maxis, et un label underground toujours très actif, Acacia Records. En 1991, elle sortait ainsi « Ready For The Darkness », son premier maxi composé aux côtés de Claude Young, sous le pseudo de Rhythm Formation. Une pièce de techno minimaliste et radicale, obsédante et rageuse, digne héritière des aventurières qui l’avaient précédé depuis le début du 20e siècle.