Techno hardcore dans la crypte : 24 heures à la soirée Spring
Article de Mathias Riquier sur Noisey
Toutes les photos sont de Julio Ificada.
« Prenez la direction Trégunc au rond-point du Leclerc puis au feu rouge, tournez à gauche direction Beuzec Conq. » Ça avait l’air rigolo écrit dans un mail, ça l’est moins en bagnole en l’absence du Leclerc dans le champ de vision, sans parler de pancarte. Bon, on ne va pas se plaindre, on l’a choisi tout seuls, ce plan. Sûrement pour esquiver une soirée pique-nique « wraps et rosé pamp’ » au parc de la Villette, où j’aurais été obligé d’expliquer expliquer que pour rouler des carottes râpées dans une galette en caoutchouc et prétendre aimer ça, c’est qu’il y a un petit problème de rapport au terroir à gérer. Niveau authenticité, ça se pose là en tout cas : la Spring (c’est le nom de la soirée) se déroule au château de Keriolet, situé en « banlieue » de Concarneau, riante ville du 29 connue pour sa « ville close » pleine de bols-souvenirs avec vos prénoms écrits dessus, pour ses 150 bateaux de pêche qui ont pour mission quotidienne de remplir vos boîtes de thon, et pour accueillir tout ce que la Bretagne compte de capucheux en simili-Ray Ban fluo chaque veille de l’Ascension.
Il y en a qui ne connaissent toujours pas ce plaisir et ce n’est peut-être pas plus mal : le parking d’une soirée techno reste un espace-temps hyper préservé des vicissitudes de la hype musicale. Et constitue presque un espace de réconfort, tant la vue de ces types de 36 ans qui prennent l’apéro sur le toit de leur Clio 2 avec un CD gravé de Shot In The Dark de Laurent Garnier qui braille dans l’autoradio me rappellent que la vie, c’est pas si moche si on a du savoir-vivre. Accompagné d’un pote de lycée, on se dirige vers le site pour profiter du barbecue de l’orga avant l’ouverture des portes. Un autochtone nous alpague à l’entrée: « Les gars, vous la connaissez la prog’ vous ? Il paraît qu’il y a Manu le Malin et des trucs hardcore, putain, je suis hyper chaud ». Oui, le délire des organisateurs de la Spring, c’est de ne rien dire avant l’ouverture des portes. Cette fête, montée par les acharnés qui gèrent le festival Astropolis depuis 22 ans, se déroule sur l’ancien lieu du festival – exporté à Brest depuis un bail. Un manoir, donc, décoré comme si c’était la dernière teuf avant la fin du monde, avec cette année : Manu le Malin (le local avait vu juste), Torgull, Laurent Garnier (tiens), The DJ Producer ou encore Lenny Dee. Et on précise que tout ce qui dépasse les 160 bpm se joue dans la crypte du manoir ? Bah voilà.
Sociologiquement, la Spring est une sorte de condensé de tout ce que la planète électro a essayé d’effacer à grand coups de clubs aussi « prescripteurs » qu’infernaux . Des hoodies, des Etnies pliées, des « j’entends rien putain, monte le son » et des grosses écharpes en laine moutarde. Et aucun « vraiment goûteuse, cette caïpirovska à 12 balles ». En gros, il vit ici un parfum qu’on ne sent que très rarement ailleurs, et on ne parle pas d’épandage : non, on a juste coupé les vannes du jugement moral en matière de musique, ces gens assument le fait d’écouter des types jouer des savates qui tournent à 190 bpm alors que la scène hardcore – qui continue à avancer dans son coin, ne vous en faites pas pour elle – trimballe une image de scène ringarde depuis des décennies chez les branchés. Et tout le monde a le cran de s’en foutre, pour la meilleure des raisons : écouter du hardcore, c’est quand même plus marrant que s’infliger un album de vaporwave en buvant du thé vert.
Bon, après, il est également question de techno, et c’est Manu le Malin qui s’y colle sous son patronyme The Driver. Cet alter ego un peu plus mesuré a d’ailleurs pris l’acendant depuis quelques années, le Parisien quadrillant désormais les festivals électro calé entre Ricardo Villalobos ou Marcel Dettmann. Mais vu la clientèle, ce soir, il peut se lâcher et il ne se fait pas prier en démarrant son set par une techno bien BTP. Une semaine déjà qu’il traînait dans les murs de la bâtisse, à se faire filmer dans le cadre d’un docu sur sa carrière et sur son rapport au lieu, dans lequel il passait déjà des disques vingt ans plus tôt. Pendant que je gamberge sur le thème « boucles infinies à travers les âges » en me faisant nettoyer le conduit auditif, je remarque un grand type d’un certain âge, cheveux blancs, écharpe élégante, qui vapote stoïquement au milieu du chaos, entouré de furieux qui pourraient être ses petits-enfants. C’est le proprio, Christophe, qui lâche sa modeste demeure une fois par an depuis des lustres, sans aucun mépris pour les dizaines d’énergumènes qui vomiront probablement sur sa pelouse cette nuit. La rumeur dit qu’il a passé la moitié de la Spring 2015 avec un pommeau de douche à la main dans la foule. La vie n’est pas si moche, on vous dit.
Pendant que Garnier déroule dehors, dans la crypte ça sent la poudre. On n’y voit pas grand chose, les strobes à blinde nous font dire qu’on n’aimerait pas vivre ça sous drogue, et l’éternel Homme-Pikachu, le seul et l’unique (laissez-moi vivre dans le déni, merci), celui qui a survécu à Panoramas et ne s’éloigne jamais de plus de 50 cm des enceintes pour ne pas perdre une miette du spectre sonore, s’en donne à coeur joie. Mis à part un live assez minduck de Torgull, meuble de la scène extrême qui fera chialer les fans de Ghost In The Shell avec un remix qu’on n’oserait pas non plus qualifier d’émotionnel (mais presque), on est dans le tunnel de l’Enfer. Manu, repassé en mode tempête, se fait filmer pendant qu’il passe la ponceuse sonore. Et il ne faudra pas compter sur les tauliers suivants pour faire baisser le compteur. Dehors, une meuf nous accoste : « Salut les gars, vous avez pas de la MD pour mon connard de pote ? » puis lève le majeur à la gueule de son acolyte suite à notre réponse négative. Cette région a décidément du talent. Le calme olympien du champ de voitures dans lequel nous allons nous écrouler, s’il est perturbant au début, s’explique très simplement : 95% du public ne bouge pas de la façade sonore tant que le son ne se coupe pas. 8h10, premiers coffres ouverts : le deux-neuf tient ses promesses. À part ça ? 1/ La psytrance en 2016, c’est un vrai truc. Et 2/ on n’a vu personne manger de wrap. Nulle part.
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