La double vie des DJ’s
Article de julienM, sur le site Vérités Plurielles 20 avril, 2016
Comment vit-on de la musique en 2016, alors qu’Internet a réduit à néant les espoirs d’être rémunéré pour ses créations ? Les artistes de la musique électronique vivent désormais quasi exclusivement de la scène et ses tendances fluctuantes. Pour stabiliser une carrière souvent précaire et parfois éphémère, nombre de DJ’s/producteurs mènent une double vie professionnelle.
« Le regard que les gens portent sur moi est assez éloigné de la réalité. Pour eux, je suis le résident du Tresor qui a signé sur ce label mythique et Deeply Rooted House. Mais mon quotidien, c’est de préparer des steaks frites ! » Repéré en 2010 par DJ Deep, Marcelus est passé en l’espace de quelques années du statut d’étoile montante à valeur sûre de la scène techno. Après – excusez du peu – quatre maxis sortis sur Tresor (dont un avec DJ Deep), le boss du label Singular prépare un album pour la prestigieuse enseigne allemande. Ce qui ne l’empêche pas de bosser plusieurs jours par semaine en tant que cuistot dans un restaurant pour mettre du beurre dans les épinards. « Ce serait un luxe de pouvoir vivre à 100 % de la musique, confesse Marcelus. Il me faudrait plus de dates pour vivre du DJing. Enfin, je suis loin d’être le seul. En dehors des DJ’s de premier plan qui gagnent très bien leur vie, beaucoup de producteurs de musique ont une deuxième activité. Ceci dit, la précarité des artistes, ce n’est pas nouveau. Les gens pensaient par exemple que le compositeur Érik Satie avait une vie aisée à son époque. Mais il a vécu dans la pauvreté absolue. »
Romain Play n’a pas signé sur le label Tresor, mais il est néanmoins une figure de la scène électronique parisienne grâce à son Camion Bazar. Il y a quelques années, il a fait le pari de quitter l’entreprise familiale de maroquinerie pour « percer dans la musique à Paris ». Après des années de galère à cumuler « jobs alimentaires le jour et DJing dans les bars la nuit », il vit désormais en grande partie de la musique en assurant 4 à 8 dates par mois. Mais cela ne l’empêche pas de penser que « c’est un métier difficile, dans le sens où tu es dépendant des organisateurs qui te font jouer en fonction des modes musicales et de la « hauteur de ta vague » », souffle-t-il. Pour gérer les aléas des bookings, Romain Play table sur deux autres sources de revenus : son métier de maroquinier et son projet Camion Bazar, une espèce de camping car avec platines intégrées qui sillonne les teufs de Paris et les routes de France. Des activités qu’il abandonnera peut-être le jour où il réussira à vivre à 100 % du DJing. Marcelus et Romain Play sont loin d’être des cas isolés.
Limiter les risques
Nombreux sont les DJ’s et producteurs de renom qui ont une deuxième activité professionnelle en dehors de la musique. Selon les derniers chiffres de l’Insee, cette « multi-activité » est quatre fois plus répandue chez les artistes que dans la population active 1. Comment expliquer ce phénomène ? Si l’ensemble du marché du travail en France est marqué depuis une vingtaine d’années par un mouvement de fragmentation et de diversification des formes du salariat, la tendance est particulièrement prégnante dans le secteur culturel, où la proportion de contrats courts est deux fois plus élevée que la moyenne. La multi-activité constitue une réponse à la précarisation du marché du travail mais aussi une manière de minimiser les risques dans les professions artistiques. « Les carrières artistiques sont très aléatoires, donc très risquées, explique Gérôme Guibert, sociologue à la Sorbonne Nouvelle, auteur de La Production de la culture (Irma). Le fait de cumuler trois jobs permet de disposer d’un matelas de sécurité. Et le jour où tu exploses, tu peux abandonner les boulots alimentaires pour te consacrer à 100 % à ton art. C’est à la fois un moyen de résistance face à un milieu hostile et une stratégie, une adaptation aux contraintes structurelles du système et un épanouissement personnel. »
Parce que les DJ’s peuvent aussi s’épanouir en dehors de la musique. Prenez Shlømo, le boss du label Taapion, chargé de clientèle dans une agence de com : « Ma véritable vocation professionnelle, c’est la communication. Il y a un côté rassurant même s’il est parfois tentant de privilégier une carrière musicale à moyen terme. » Le producteur parisien distingue d’ailleurs deux types de personnalités artistiques : « Ceux qui ont un boulot alimentaire à côté de leur carrière musicale et ceux pour qui le métier de DJ/producteur s’est professionnalisé petit à petit sans que ce soit un objectif premier. Je pense notamment à l’Allemand Norman Nodge, avocat le jour et DJ la nuit. » Shlømo rentre dans la deuxième catégorie : il a donné la priorité à son métier de formation tout en se construisant progressivement (et prudemment) un avenir dans la musique.
Même topo pour S3A : le résident de la Concrete travaille dans le secteur des télécommunications depuis 2005 après avoir fait des études de commerce. « La musique doit rester une passion et non pas un travail. L’impulsion créatrice ne doit surtout pas être motivée par l’argent, mais par un besoin de création ou une envie. Si je n’arrive pas à produire de la musique ou si je veux lever le pied sur le DJing pour telle ou telle raison, je veux pouvoir le faire sans toucher à ma vision artistique ou prendre de risque financier. Je veux rester totalement libre. » Une philosophie qui se rapproche de celle du DJ rennais Cachette à branlette (sic), chaudronnier de jour : « J’imagine parfois faire carrière mais j’ai peur de perdre certaines libertés. J’ai toujours fait de la musique sans contraintes – autres que matérielles ou logicielles. J’aimerais avoir la possibilité de tout changer du jour au lendemain, essayer tous les genres, peut-être en découvrir de nouveaux. » Mais le Breton ne se sent pas prêt à se jeter à corps perdu dans le métier, conscient que son idéal n’est sans doute pas réaliste : « Je n’ai pas très envie de m’occuper de l’aspect promotionnel, par exemple. Ce que je préfère, c’est rester dans mon sanctuaire à enchaîner des bruits, rythmes ou mélodies qui font parfois frissonner. »
Si si, la famille
Parfois, le choix devient vraiment difficile, surtout quand la carotte clignote comme un stroboscope. Acumen, boss du label Time Has Changed et pharmacien de formation, a tourné le dos à une belle carrière artistique, pile au moment où elle aurait pu (dû ?) exploser. « 2008 a été une année
charnière pour moi. J’achète une pharmacie, je me marie, je fais un enfant et je suis repéré par Richie Hawtin ! J’aurais pu faire carrière, mais tout est arrivé trop vite, en même temps. J’avais fait six à sept ans d’études, je n’avais pas envie de tout lâcher pour me lancer dans la musique sans la garantie de pouvoir en vivre. Je me suis demandé : « Qu’est-ce qui va t’apporter le plus de stabilité ?” C’était évidemment la pharmacie. »
Huit ans plus tard, Acumen s’en mordille un peu les doigts : « Le mini-regret de ma vie, c’est d’être peut-être passé à côté d’une carrière musicale. Certains amis de l’époque sont devenus des stars. Je pense par exemple à Jamie Jones, que j’ai côtoyé à Londres à ses débuts. Il était moins connu que moi à ce moment ! Au final, je me dis que j’ai fait le bon choix car j’ai construit ma vie de famille. C’est le plus important pour moi. » Un autre paramètre a également pesé dans la balance : les excès liés au monde de la nuit. « Dans ce milieu, il faut sortir régulièrement, aller en after etc… Tu peux te perdre très vite. C’est un monde très artificiel, avec beaucoup d’hypocrisie et de faux-semblants, beaucoup de drogues… Or, le problème, c’est que je suis un mec un peu excessif, il était donc préférable que je m’éloigne du monde de la nuit… »
Une conclusion à laquelle est aussi arrivé David Duriez, le boss du label Brique rouge, victime d’un burn-out après vingt ans de carrière. Lors de l’été 2008, il choisit de « tirer le rideau », pour un faisceau de raisons : consacrer « plus de temps à sa famille », tirer un trait sur « l’abus d’alcool qui va avec les fêtes » et « la fatigue des voyages », fuir le stress généré par « la baisse des ventes de vinyles » et les litiges avec son distributeur… David Duriez a mis deux ans pour se « refaire une santé » avant de créer Promogame, une société d’e-commerce. En 2014, il décide de reprendre du service en relançant le label Brique Rouge tout en cumulant un job de webmaster. Mais il se demande parfois pourquoi il devrait « avoir un boulot à côté. » « Quand j’ai commencé, on pouvait encore imaginer vivre de la musique. C’est plus difficile aujourd’hui, sauf si tu cartonnes avec un track ou si tu tournes régulièrement en tant que DJ. » Un avis partagé par Marcelus : « La production musicale ne rapporte quasiment plus. Tu commences à gagner un peu d’argent quand tu vends 1 000 vinyles, mais c’est rare… À moins que tu ne réussisses à vendre 2 000 copies sur un label dans l’air du temps comme L.I.E.S. »
Créativité > productivité
Même son de cloche du côté de l’Anglais David Brown, ex-membre du duo phare de la fin des 90’s, Swayzak. Après avoir vécu de la musique durant seize ans, il travaille depuis trois ans et demi dans un magasin de vélo à Londres, trois ou quatre jours par semaine : « Les revenus issus de la vente
de disques sont devenus tellement faibles que ça ne vaut quasi plus la peine de consacrer du temps à la production et d’investir dans du matériel. Ma musique a fini par pâtir du capitalisme. J’ai aujourd’hui besoin d’un revenu régulier pour vivre à Londres. » Si David Brown vend désormais
des pédales et des dérailleurs, c’était aussi pour se sortir la tête du guidon : « J’ai tellement enchaîné les dates durant des années que la qualité de mes productions s’en est ressentie. C’est un peu comme si j’avais joué pour Manchester United, tu donnes le meilleur de toi-même tous les week-ends et tu ne penses qu’à ça. J’avais besoin de me changer les idées. Ce break m’a fait du bien, j’ai l’impression d’avoir rajeuni. » Une cure de jouvence dont David Duriez a aussi bénéficié, notamment en termes de production : « Si je suis redevenu créatif aujourd’hui, c’est en grande partie parce que je ne mise plus sur la musique pour vivre. Je ne me soucie plus du minutage des tracks ou des styles à la mode pour essayer de vendre quelques
disques de plus comme à la grande époque du label. »
Libérés de l’incertitude financière, les deux David ont retrouvé un nouveau souffle rayon créativité. Un phénomène qui semble également concerner
les nouvelles générations de « multi-actifs » qui ont intériorisé les nouvelles réalités du marché sans pour autant abandonner leurs ambitions artistiques. À l’instar de Parfait, la résidente des soirées Possession au Gibus, à Paris, qui jongle entre DJing et écriture de scénarios : « Si je devais
un jour vivre de la musique à 100 %, je continuerais tout de même le cinéma, juste par passion, sans pression financière. La musique est un kiff absolu et viscéral, le plaisir est instantané. Le cinéma est plus éprouvant, écrire un scénario prend plus de temps. C’est un rapport différent à la création et au plaisir. Pour moi, les deux sont nécessaires et indissociables, ils se nourrissent mutuellement. » Une approche qui ne surprend pas le sociologue Gérôme Guibert : « Le fait de travailler dans un autre environnement professionnel permet de vivre des situations spécifiques qui sont sources d’inspiration. L’innovation et la créativité proviennent souvent de la capacité de la personne à transposer une idée d’un milieu dans un autre. » Il n’y a qu’à écouter la techno aux petits oignons de Marcelus pour s’en convaincre.
Julien Moschetti
1 Pierre-Michel Menger, Les intermittents du spectacle. Sociologie du travail flexible, Éditions de l’EHESS
Publié dans le magazine Trax en mars 2016;