De 17 novembre 2016 sur I-d.Vice
Peut-on encore parler d’undergound et de contre-cultures en 2016
A Londres, les clubs les plus mythiques ferment les uns après les autres, les tribus disparaissent et les contres-cultures se disloquent. Pourtant, la jeunesse a rarement eu autant soif d’underground. Quel sort le futur réserve-t-il à la culture club et ceux qui l’animent ?
Il y a peu d’endroits qui incarnent autant la jeunesse que les boîtes de nuits – la sueur, l’obscurité, la sensualité, le style, les basses pénétrantes, les corps perdus, la marée humaine, l’euphorie collective… On se souviendra toujours avec nostalgie des premiers clubs dans lesquels on est entrés ados, fausse carte d’identité à la main, tonne de gel sur les cheveux et flacon d’eau de Cologne dans le cou. Les portes s’ouvraient sur un nouveau monde et se refermaient 4 heures plus tard sur quelqu’un de changé.
Aujourd’hui, la culture club comme sanctuaire de la jeunesse est une idée qui n’existe plus vraiment. Nous vivons à l’ère de l’individualisme et les clubs sont tout sauf ça. Ils sont une expérience collective, la célébration de l’être et de l’appartenance. Mais pour nous, millenials, génération Z, les totems des contre-cultures passées ont perdu leur sens. Alors peut-être que les clubs n’ont plus grand sens aujourd’hui. Peut-être ont-ils perdu le match contre les comptes Instagram méticuleusement curatés. À l’ère de l’individualisme, les punks ont presquedisparu, lesrude boysaussi, comme toutes les autres tribus adolescentes. Les jeunes et leur culture ont changé et les clubs vont aussi devoir le faire.
Paradoxalement, du culte actuel de l’individu découle une esthétique parfaitement homogène, presque fade. Tout le monde porte la même pièce de streetwear ultra-rare, prend les mêmes photos des mêmes destinations de vacances. Tout le monde est invité aux mêmes fêtes confidentielles et traîne avec les mêmes cool kids. Tout le monde bouffe de l’avocat au petit déj’, du chou kale au déjeuner et va dîner dans le dernier restaurant multi-ethnique en vogue. Tout le monde est freelance, créatif, cultivé, constamment connecté, collé à son bureau. Au croisement entre American Psychoet High Snobiety.
Le sens du luxe a également changé. Les signifiants passés n’importent plus. Ce qui compte, c’est l’authenticité, ou une perception de l’authenticité. Aujourd’hui, plutôt que de passer d’une tribu, d’une tendance à une autre, on cherche à se bricoler un sens de la perfection individuelle, à la monter pièce par pièce. L’engagement, l’authenticité, la réalité et l’expérience sont les mots qui comptent, ceux qui sont censés nous construire.
Et logiquement, on abandonne de plus en plus les anciens signifiants de la sous-culture, ces packages vintage qui ont perdu leur authenticité aux yens de la génération Z. Il n’y a plus de gothiques, plus de ravers, plus de métalleux (bon, il y a toujours des métalleux) ni de punks. Les cases et catégories dans lesquelles nous nous inscrivons maintenant sont bien plus larges et faciles à mélanger. Skateurs et modasses s’entremêlent, comme gothiques et féministes, punks et activistes Black Lives Matter, artistes et militants, grime et prosvégétalisme, gothiques et fanas de techno underground.
Et si la nouvelle culture de la jeunesse s’apparente à cela, par extension, les endroits qui sont censés l’animer changent aussi. Les grands clubs définissent l’esprit du temps, les villes qu’ils habitent, et les gens qui foulent leur dancefloor. Le Berghain est peut-être le grand club de notre génération. Son attrait tient en partie au fait qu’il est sans doute le seul endroit au monde d’où aucune photo n’a filtré. Mais quel club est l’incarnation de Londres ? La Fabric ?
La fermeture de la Fabric a été un choc au vu de l’ampleur de l’endroit, de son histoire et de l’adoration qu’il suscite. La drogue a été citée comme motif central de la fermeture. Mais toute personne ayant déjà tenté de prendre de la drogue à la Fabric vous le dira : prendre de la drogue à la Fabric est un enfer. Ce n’est qu’une excuse. Tout le monde prend de la drogue, partout. Fermez tout. La fin de la Fabric s’inscrit dans une évolution culturelle plus large. Honnêtement, il est difficile pour moi de m’attrister du sort de la Fabric en tant que club. Par contre, en tant qu’élément et signifiant culturel, cette fermeture est le dernier clou qui manquait au cercueil du Londres que j’aime.
Les discussions qui ont suivi la fermeture de la Fabric ont tourné autour du fait qu’il n’y avait rien pour remplacer le club. Mais a-t-on vraiment besoin d’un remplacement ? Quel impact a eu la Fabric au-delà de ses murs, ces dernières années ? L’époque des grands clubs est quasiment révolue. À Londres, ceux qui comptent aujourd’hui et ont un impact réel sont de petits sous-sols, transpirant et serrés, un peu à l’arrache, très libres : Visions et Vogue Fabrics à Dalston ; The Globe à Notting Hill ; Canavans à Peckham ; Corsica Studios à Elephant and Castle. Ou bien ils sont mobiles, s’installent et existent où ils le peuvent, s’enracinent temporairement dans les quelques fissures que la ville leur autorise. Endless, Eternal, Loverboy, World Unknown, PDA, sont autant de clubs que de mini-scènes qui s’entremêlent.
Ce que Londres ne semble plus supporter, ce sont les « super clubs » du genre de la Fabric. Et certaines boîtes plus petites comme Plastic People, Madame Jojos, Cable, Bagley’s, The Astoria, Turnmills, The End ou Mass ont aussi vu leurs portes fermer ces dernières années. Toutes victimes des lois de licence, du développement local, de la gentrification ou des tendances qui s’éteignent. Il y a clairement eu une attaque législative orchestrée à l’encontre du milieu de la nuit représenté par la Fabric. Une attaque née d’un sentiment bureaucratique de perte de contrôle, d’inhabilité à maîtriser ce qui se passe derrière les portes de la nuit. La santé et la sécurité sont portées en excuses fascisantes pour justifier la construction de lofts.
Cette démarche se nourrit de la stigmatisation des consommateurs de drogue : des dépravés qui, au mieux, ne contribuent en rien à la société, et qui au pire font tout pour en miner les fondations. Les clubbeurs sont des cibles faciles : la fermeture de la Fabric n’empêchera pas les gens de mourir d’overdoses. Ni d’addiction tout court, le plus grand nombre de morts étant dû au tabac et à l’alcool. Les décès occasionnels causés par la MDMA auront tendance à être avantagés par les lois de prohibition datée de ce pays. Quand tu ne sais pas ce que tu prends, tu as plus de chance d’en prendre trop par accident et de faire une overdose. La fermeture de la Fabric est peut-être le symbole d’une époque, d’une ville, de Londres. Et pas pour son dancefloor, mais bien pour ce transfert, de la joie, le plaisir et l’évasion vers l’investissement, le développement, les appartements de luxe et l’ennui…
Alors pourquoi ces grands clubs meurent-ils, culturellement ? Déjà, ce ne sont pas les endroits les plus faciles à « Instagramer » : trop remplis, trop sécurisés, trop crispés, trop sombres (le flash n’est jamais très flatteur). Alors dansons comme si tous nos amis Facebook nous regardaient. D’ailleurs, danserions-nous si personne ne regardait ?
Ce que savent faire de mieux les clubs archétypaux, ce que l’on attend d’eux, c’est un bref moment d’évasion, libre du chaos de la vie quotidienne. Les meilleurs clubs sont ceux qui nous protègent du poids de nos problèmes en un tourbillon de joie et de corps suants. C’est pour ça qu’ils seront toujours aussi puissants, prégnants, fertiles et indirectement créatifs. Les boîtes de nuit sont les lieux du potentiel, des possibilités. Mais la jeunesse n’en est plus uniquement rendue à développer sa culture en dansant dans le noir. C’est une erreur de passer les clubs au microscope pour y trouver les signes de vie d’une jeune rébellion. Parce qu’il n’existe plusunendroit symbolisant la culture de la jeunesse. L’avant-garde est là, mais les vieux clubs sont trop ancrés dans leur vision passéiste des choses pour s’adapter à une génération éduquée par le téléchargement illégal et Spotify.
Cette perte de spécificités aplatie le paysage. Tout se ressemble, tout sonne pareil. Tout est disponible, tout est faisable, tout est possible et tout est un peu ennuyeux. À l’époque de la disponibilité totale, l’indisponibilité et le mystère fondent peut-être les nouvelles contre-cultures.
Les clubs et cultures jeunes qui fonctionnent aujourd’hui sont celles qui demandent le plus d’implication, qui sont le moins superficielles et les plus précises, à une époque où tout est diffus. Le secret de la réussite est peut-être d’aller à contre-sens. La différence reste capitale.
Mais pourquoi ces contre-cultures ne poussent-elles plus organiquement, dans les rues, comme c’était le cas avant ? Une question qui revient souvent à la bouche de certains commentateurs culturels vieillissants. Une question qui sous-entend que la génération Z n’est pas intéressée par la rébellion. Et pourtant elle est certainement la génération la plus politiquement engagée, informée et combative à avoir vu le jour depuis les années 1960. On s’est débarrassé des distinctions contraignantes des vieilles contre-cultures ; pourquoi ne pas se débarrasser aussi des formes de protestations qui ont échoué ? Les réseaux sociaux, forme de communication chérie par les millenials, génèrent des contestations partout dans le monde, souvent suivies d’actions concrètes, de terrain, pour la défense de nos droits. La posture nihiliste punk qui considère cette génération « vide » ne tient plus. C’est une génération positive et engagée. Fini les gesticulations spectaculaires, place à l’effort concerté.
Ce qui nous ramène aux fermetures de clubs. Chacune d’entre elles, petite ou grande, fait l’objet d’une campagne en ligne, de collectes de fonds, de pétitions, de rassemblements, de manifestations. Elles ne sont pas toujours efficaces : la Fabric a fermé. Mais alors que le vieux monde des contre-cultures disparaît, une nouvelle génération se lève. Une nouvelle ère. Ce n’est pas parce que les nouvelles contre-cultures ne ressemblent pas aux anciennes, ne s’habillent pas comme les anciennes et ne se rebellent pas comme les anciennes qu’elles ne sont pas une expression culturelle de la jeunesse. On danse aujourd’hui dans des clubs dont vous ignorez même l’existence.